Jean Cocteau: un cinéaste ?

     Senses of cinema (« Les sens du cinéma ») est une revue australienne en ligne, crée en 1999 par le réalisateur Bill Mousoulis. Les publications portent sur des critiques de films, avec des analyses filmique, ou de carrières, des cinéastes, et ce pour tous les films à travers le monde. Le journal participe aussi à la couverture d’événements comme les festivals internationaux.

senseofcinema

 Senses of cinema est un journal utilisant internet pour support et n’étant pas présent dans la presse écrite. Le mode de présentation du site ne laisse d’ailleurs pas supposer qu’il s’agit d’un journal. Il n’y a pas du numéro de revue publié chaque mois (il y aurait 60 numéros), l’accent semble être d’avantage mis sur les dossiers, de film ou de réalisateur. Les actualités récentes (« current issue ») portent aussi bien sur les derniers articles en date que sur le reste des publications ultérieurs au sein du site.

 La rubrique «About us » nous en apprend cependant bien d’avantage sur ce journal, que ce soit son histoires, les membres de son équipe, le rédacteur en chef Rolando Caputo, les publicitaires et sponsors etc… Ce qu’on pourrait nommer la « ligne éditoriale » de ce journal est précisément décrite dans cette rubrique. On comprend donc que les articles traitent surtout d’analyse filmiques, impliquant autant que possible des sujets théoriques et philosophiques. Le but est aussi de proposer une très large approche des films, de l’univers de la culture visuelle dans sa globalité. Les œuvres étudiées comportent toutes les nationalités avec une intention particulière pour les films australiens (le journal étant basé à Melbourne).

 Le site est particulièrement sobre, dans les tons noirs et blancs, avec une organisation proche de celle d’un blog (le site va cependant changer d’ici peu), une large bande noire comprend les différentes rubriques : les sujets récents figurants aussi sur la page d’accueil, la rubrique « à propos » , une rubrique entière dédiée aux liens, liens qui sont classés par thèmes (il y a par exemple une dizaine de site sur le cinéma asiatique). Le reste des rubriques regroupent l’essentiel du contenu, des dossiers : que ce soit les « dossiers spéciaux », une data-base des « grands réalisateurs », les « World poll » (sorte de tour d’opinion sur les films de l’année), les archives, les contacts, et une partie donation (un appel au don assez présent sur le site). Le journal possède en effet un très petit budget et ne déclare pas son activité comme étant à but lucratif.

 Une fois encore, il est difficile d’évaluer le « sérieux » et la confiance que l’on peut placer dans un site peu connu (du moins en France) ou n’étant pas reconnu comme une institution officielle de référence dans le monde du cinéma. Néanmoins, il semble difficile de se tromper au regard de la quantité et de la qualité des articles de ce journal. De plus, le visiteurs disposent de larges et complètes informations sur les rédacteurs, tous ayant déjà participé à des publications ou faisant partie de près ou de loin du monde professionnelle du cinéma. L’article sur Jean Cocteau est écrit par Richard Misel, un réalisateur et conférencier en analyse filmique à l’Université de Bristol. Il est également l’auteur de Chromatic Cinema (ed. Wiley-Blackweel, 2010). Ces informations sont contenus en fin de page après une bibliographie, une webographie et des notes de fin de page.

cocteau

Dans cet article, l’auteur se demande comment qualifier la production cinématographique de Jean Cocteau : était-il vraiment un cinéaste ? Bien sur qu’il était cinéaste, au même titre que romancier, poète, peintre, journaliste, promoteur, essayiste, une célébrité à temps plein…(ligne 2). Le cinéaste, à la différence du réalisateur, est un terme qui implique le concept de « politique d’auteur ». Dans une démarche de sacralisation et de reconnaissance de ces auteurs on les nomme cinéaste. Un terme qui convient indéniablement à Cocteau, avec ses trois films phares Le Sang d’un poète, la Belle et la bête et Orphée. Cependant, comme le dit l’auteur, Cocteau s’est toujours considéré lui même comme un amateur. Comme beaucoup d’écrivains de l’époque (Aragon, André Breton, Colette), il s’est lancé dans l’adaptation au cinéma avec les avant-garde. Cocteau n’était pas attiré par un art plutôt que les autres (l5). « Instead he utilised all the media available to him to create a complex personal mythology which mixed imagery and text, poetry and prose, fact and fiction, realism and fantasy, history and modernity. »  Cocteau à recours à plusieurs medium pour projeter sa biographie-mythologie.

Heurtebise, Orphée et la princesse (Orphée)

Heurtebise, Orphée et la princesse (Orphée)

La question de savoir ou placer Cocteau, dans quel « genre » ou plutôt dans quelle « case », est le sujet de beaucoup d’écrit, surtout concernant sa production littéraire. L’intérêt de cet article est que celui-ci se place du point de vue de Cocteau lui-même face à sa production. L’auteur structure son article en annonçant ses intentions dans un premier temps : à savoir écrire un compte-rendu linéaire et chronologique de la vie de Jean Cocteau et de son travail, avec un intérêt particulier pour ses films.

L’avantage de cet article est qu’il présente des sources fiables, peu utilisés, avec des éléments de la vie de Cocteau beaucoup moins connus ou peu souvent évoqué (comme le scandale du ballet Parade avec Satie et Picasso). L’auteur prend aussi la peine d’insister sur sa place et ses relations avec le milieu artistique et les autres écrivains. L’auteur s’appuie sur les écrits de Cocteau mais aussi sur des ouvrages de référence tel que Jean Cocteau and his Films of Orphic Identity de Arthur B.Evans (Philadelphia, The Art Alliance Press, 1977).

L’auteur, toujours dans une démarche chronologique, suivant la vie de Cocteau, traite de 3 éléments caractéristiques de son esthétique, et que l’on retrouvera tout au long de son œuvre : la mythologie, le drame (la mort, thème réccurent), et le fantastique. On s’était déjà posé la question, au sein de ce blog, de savoir si Cocteau pouvait véritablement être classé dans le genre fantastique, du moins pour une partie de son œuvre. Ici l’auteur a la bonne initiative de replacer ce terme dans son contexte, et son évolution du XIXe au XXe siècle. Le fantastique de Cocteau se rapproche de celui d’Edgar Allan Poe et de Lovecraft. L’auteur le place ainsi dans la tradition des poètes romantiques et des pionniers du cinéma comme George Méliès et ses fantasmagories.

 La suite de l’article porte ensuite sur les 3 œuvres principales de la carrière de Jean Cocteau (Le sang d’un poète, la Belle et la Bête, Orphée). Ces films sont ceux qui ont connus une grande postérité et témoigne chacun d’une période spécifique de création dans la vie de Cocteau. Le choix de ses œuvres et leurs analyses nous paraissent ici tout à fait pertinentes et approprié. Et ce d’autant que la rédaction à le mérite de suivre pour fil conducteur, la vie même de Cocteau.

 L’auteur apporte une réponse, du moins une proposition de réponse à la « question » Jean Cocteau : a filmaker ? Cocteau lui-même dit ne pas appartenir au milieu du cinéma bien qu’il y rencontre un certain succès, il est avant tout un homme des lettres (« Cocteau was above all a man of letter »). De plus, essentiel de son œuvre ne porte pas sur le temps et l’amour, la mort et le temps, mais bien sur Cocteau lui-même. C’est surtout le cas pour Le Testament d’Orphée, le dernier de ses films.

Le Testament d'Orphée

Le Testament d’Orphée

 L’article se termine sur la mort de Cocteau, éclipsé par celle de Edith Piaf, décédée un jour avant lui (10 Octobre 1963) ainsi que sur un commentaire sur la postérité et la réception de Cocteau, un sujet habituellement peu évoqué, alors que nous avons nous même observé à quel point ce cinéma n’a pas particulièrement bien vieillit. L’auteur précise en effet que sa réputation à quelque peu décliné, bien que – comme Edith Piaf – Cocteau demeure une véritable institution. Après un période de déclin il semblerait que notre générations s’intéresse de nouveau à son œuvre, en témoigne la rétrospective au centre Pompidou. L’auteur termine en ces mots : « Cocteau’s work continues to endure in a cycle of death and rebirth ». L’oeuvre de Jean Cocteau est à l’image de sa production, un cycle de vie entre mort et renaissance.

Il était une fois … La Belle et la Bête

La Belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946. Source : http://www.alalettre.com/actualite-la-belle-et-la-bete.php

Alalettre.com est  un site littéraire géré par des bénévoles. Crée en décembre 1999, le site ne cesse depuis lors de compléter ses pages. Il comprend de nombreux dossiers sur des auteurs français classiques, français contemporains, et étrangers, incluant des notes biographiques, des résumés et/ou analyses de certaines œuvres, ainsi que des liens renvoyant à divers sites pour compléter l’étude. Dans l’une des rubriques sont également disponibles des interviews d’auteurs faites par les collaborateurs. Alalettre.com propose d’autre part ses « coups de cœur », tels que ses sites partenaires ou encore des sites qui ont attrait avec la littérature, présente une rubrique « coup de pouce » qui a pour but d’aider les écrivains à se faire connaître, ainsi que divers actualités. Enfin, le site héberge un forum dans lequel les internautes peuvent intervenir, poser des questions, débattre sur des sujets littéraires, proposer leurs textes ou présenter leurs œuvres.

Aussi, parmi les nombreux auteurs référencés, un dossier est-il consacré à Jean Cocteau.  Le site propose dans son « intro » quelques citations en son hommage. Sont cités le Robert des Grands Ecrivains de la langue française, Marguerite Yourcenar, André Fraigneau, et François Baudot. Une biographie de Jean Cocteau est également disponible et le site propose trois liens : deux blogs, dont l’un ne semble plus exister, ainsi qu’un lien renvoyant à la page de Alalettre.com dédiée au conte de Madame Leprince de Beaumont et à son adaptation cinématographique par Jean Cocteau, page que nous étudierons. Cependant la catégorie « œuvres » du dossier qui nous intéresse n’a pas été complétée, mais annonce, par un « à venir… », une future rédaction, ce qui est d’ailleurs fréquent dans d’autres dossiers. En bas de la page consacrée à La Belle et la Bête, deux liens sont également indiqués : l’un renvoie au conte mis en ligne, l’autre à une interview de Jean Marais  à propos du tournage de La Belle et la Bête disponible sur l’INA. L’article, écrit par Inès Coville, est découpé en deux parties : la première, intitulée « La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont (1757) » est consacrée au conte d’origine et contient une analyse de son but et de sa morale, puis dans une seconde partie,  la rédactrice se propose d’étudier « l’adaptation cinématographique de Cocteau », de son travail de réécriture à son travail cinématographique à proprement parler.  Elle analyse en effet pour commencer les libertés narratives prises par Cocteau, puis étudie le travail de mise en scène du cinéaste en rendant rapidement compte de ses inspirations et des procédés cinématographiques dont il use pour recréer l’univers merveilleux du conte. Nous suivrons globalement ce même déroulement en nous concentrons cependant plus sur le sens de l’œuvre de Cocteau, dont la morale n’est évidemment pas la même que celle du conte d’origine et ce sur quoi Alalettre.com ne s’attarde pas, et nous tenterons ainsi d’approfondir et d’enrichir l’article qui est en fait plus un résumé-catalogue qu’une analyse. Notons par ailleurs que ce site vise un large public et les dossiers que proposent Alalettre.com sont d’une teneur qui laisse parfois à désirer.

Le conte apparaît en France pour la première fois en 1740 avec Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (1695-1755)  dans son recueil La jeune Américaine et les contes marins. La version définitive est celle de Madame Leprince de Beaumont (1711-1780) qui l’abrège et la publie dans son Magasin des Enfants en 1757. C’est en effet cette version-là que la tradition retiendra et qui servira pour les nombreuses adaptations dont elle fera l’objet, tel que celle de Cocteau  pour son deuxième long métrage, La Belle et la Bête sorti en 1946. Ainsi comment Cocteau adapte-t-il à l’écran un conte marquée par la morale de son époque en vue de recréer son propre univers, et plus encore, sa propre mythologie ?

Nous connaissons tous l’histoire de ce Prince transformé en bête par une fée et condamné à rester sous cette figure monstrueuse et sans esprit jusqu’à ce qu’une belle fille accepte de l’épouser. Le conte a ainsi pour but d’éduquer le jugement afin de savoir distinguer la beauté physique de la beauté intérieure car «Ce n’est, ni la beauté, ni l’esprit d’un mari, qui rendent une femme contente : c’est la bonté du caractère, la vertu, la complaisance : et la Bête a toutes ces bonnes qualités.» Pour se faire, le conte fonctionne d’une part sur l’opposition de personnages aux caractéristiques bien prononcées : la Bête, monstrueuse mais bonne, et les deux sœurs, pourvues d’une grande beauté, mais avides et jalouses ; et d’autre part sur le principe, empreint de christianisme, de récompense / châtiment :  les deux sœurs seront transformées en statue et condamnées à être témoins du bonheur de leur sœur, quant à la Bête, qui a su faire valoir ses qualités morales, retrouvera sa figure de Prince, et  « [épousera] la Belle, qui vécut avec lui fort longtemps, et dans un bonheur parfait, parce qu’il était fondé sur la vertu ». C’est sur cette morale que s’achève le conte de Madame Leprince de Beaumont, morale qui reflète parfaitement la mentalité du XVIIIe siècle : en effet, au-delà de l’apparence, Madame Leprince de Beaumont exalte dans son conte non seulement les valeurs chrétiennes que sont la générosité, la compassion et la vertu, mais légitime aussi les mariages arrangés, fréquents au XVIIIe siècle, et incite les jeunes filles à épouser des hommes mûrs et fortunés, souvent veufs.

Quant à l’adaptation cinématographique, Cocteau, en guise d’introduction, fait dérouler sur l’écran un texte signé de sa main qui s’inscrit dans les premières images du film : « L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains humaines d’une bête qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame ouvre-toi » de l’enfance : Il était une fois…. Jean Cocteau ». Le film commence ainsi à la manière d’un conte, annonçant d’emblée son esprit et incitant le spectateur à retrouver un peu de son insouciance d’antan pour sortir, le temps d’une séance de cinéma, de la réalité. Le contexte historique et cinématographique, dont l’article d’Alalettre fait fît,  permet alors de comprendre la place de cette œuvre. En effet, bien que sorti après la Libération, le film a été conçu dans une société désenchantée marquée par la guerre et dans un contexte cinématographique dominé par le réalisme. Cocteau prend ainsi le contre-pied de son époque en adaptant un conte, et propose ainsi un film complètement décontextualisé aux images fantasmagoriques. Le film connaîtra contre toute attente un grand succès, et des années plus tard, en 1970, Jacques Demy lui rendra un bel hommage avec Peau d’âne.

Bien que Cocteau ait respecté la narration générale, le cinéaste a pris de nombreuses libertés dans son adaptation, et sans s’adonner à une liste exhaustive de son travail de réécriture, intéressons-nous aux changements importants qui sont autant de manière pour Cocteau de recréer son propre univers et sa propre mythologie.

Pour commencer, Cocteau ne réserve pas le même sort au deux sœurs. Mariées et transformées en statue dans le conte par une fée, d’ailleurs inexistante chez Cocteau, celui-ci ne s’attarde pas sur leur sort – l’aspect récompense/châtiment est ainsi moins exploité, et les réduit à deux personnages rudimentaires qui ont pour seule caractéristique leur antagonisme par rapport à la Belle.  L’autre ajustement important effectué par Cocteau est l’invention du personnage d’Avenant, chenapan mais beau jeune homme, qui demande la Belle en mariage mais qui se voit essuyer des refus, celle-ci se sacrifiant pour rester auprès de son père. La Bête et Avenant apparaissent donc comme deux rivaux aux caractéristiques opposées. Là où Cocteau signe une grande originalité est d’utiliser Jean Marais, son acteur fétiche, pour jouer la Bête, Avenant, et le Prince. Le cinéaste réunit ainsi les contraires dans un même acteur, dont les yeux, leur point commun, sont souvent mis en valeur, d’où une ambiguïté régnant tout au long du film. En effet, Cocteau fait tuer Avenant pour son audace et son avidité mais conserve sa beauté en la transmettant à la Bête. Ainsi la Bête et Avenant sont-ils deux personnages distincts  ou sont-ils la même personne, représentée sous deux figures différentes témoignant de la dualité morale chez chacun, et que seul l’amour permet de réconcilier et d’élever ? Ce qui nous laisse déjà entrevoir un tout autre sens que celui du conte d’origine.

En effet, bien que Cocteau respecte la dualité laideur physique – beauté morale, celui-ci ne reprend pas dans le même esprit la morale du conte. Cette appropriation par Cocteau n’est pas explorée par l’article d’Alalettre.com qui s’attache à dégager la morale du conte et non le sens de l’œuvre de 1946, ce que nous essaierons d’étudier.

Alors que Madame Leprince de Beaumont se doit de légitimer les mariages arrangés et d’apporter une morale satisfaisante et sans ambiguïté  Cocteau entretient tout au long du film un certain malaise. Son œuvre n’a en effet pas du tout la même résonance que le conte d’origine, empreint de religiosité, ce que Cocteau ne mentionne pas, et de rationalité quant à la bonne conduite à avoir, rationalité que Cocteau se refuse justement de représenter. L’aspect récompense – châtiment est d’ailleurs beaucoup moins développé que dans le conte. Le malaise et le mystère hantent l’œuvre de Cocteau qui transforme finalement un conte moral en un mythe, révélateur de son propre univers et plus encore de sa propre mythologie. Le château de la Bête devient ainsi un monde païen dans lequel se retrouvent la cruauté et l’absurdité du fatum ainsi que de nombreux décors et motifs antiques, telles que les statues ou les cariatides de la cheminée. Dans ce monde lunaire plein d’ombres et de lumières, Avenant apparaît comme la figure répandue du beau et audacieux jeune homme qui meurt dans la fleur de l’âge : Avenant sera abattu par une Diane chasseresse et métamorphosé en Bête. On pense alors à Diane et Actéon, celui-ci transformé en cerf pour son voyeurisme, tel Avenant prenant le corps de la Bête. La figure de la Bête représente ainsi l’élévation vers le bien. Intervient alors le mythe d’Amour et Psyché, qui serait à l’origine du conte de la Belle et la Bête, et nombreuses sont en effet les connivences narratives et symboliques : grâce à l’Amour, Psyché s’élève et gagne l’immortalité. Si Cocteau exalte cette élévation de l’âme, c’est dans une atmosphère dérangeante, atmosphère qui a finalement plus pour but d’inciter à la poésie et à l’imaginaire, comme il le fait toute son œuvre – il reviendra d’ailleurs plus tard sur l’adaptation du mythe antique avec Orphée, que de nous éduquer moralement. Cocteau s’inspire ainsi à la fois l’univers du conte et du mythe pour créer sa propre mythologie qu’il met en scène dans un univers onirique et hautement pictural : nous pouvons presque affirmer que la dimension narrative et le contenu du film de Cocteau deviennent secondaires face à l’impact visuel de la beauté des images.

En effet, le choix d’adapter un conte relève aussi d’une intention purement artistique : celui de représenter à l’écran l’univers du rêve et de la magie. Cocteau s’est ainsi inspiré de Gustave Doré, graveur du XIXème siècle connu pour ses illustrations des contes de Perrault, pour le décor du château de la Bête, paroxysme de l’univers du conte, lieu de l’irréel, du non temps et du merveilleux.

Gustave Doré

Gustave Doré, La Belle au bois dormant

La Belle et la Bête

Aussi la chambre de la Belle est-elle, à l’image de celle de la Belle au bois dormant envahie de lierre, de motifs végétaux, de draps soyeux et de lumière diffuse.

Gustave Doré, La Belle au bois dormant

Gustave Doré, La Belle au bois dormant

La Belle et la Bête

Ou encore l’ambiance gothique du manoir.

Gustave Doré

Gustave Doré, La Belle et la Bête

La Belle et la Bête

Si les gravures de Gustave Doré hantent le château, ce sont les maîtres flamands, notamment Vermeer, Pieter de Hooch, Frans Hals ou encore Rembrandt que l’on retrouve dans le monde de la maison familiale rendu avec un certain réalisme. On assiste ainsi à de nombreuses scènes de genre tels que banquets, les occupations domestiques et tout simplement les costumes. 

Rembrandt

Rembrandt, Le syndic de la guilde des drapiers, 1662

La Belle et la Bête

Pieter de Hooch

Pieter de Hooch, Famille hollandaise, 1662

La Belle et la Bête

Johannes Vermeer, La Jeune fille à la perle

Vermeer, La Jeune fille à la perle, 1665

La Belle et la Bête

L’empreinte poétique de Cocteau, les décors et les costumes, qui sont aussi signés Christian Bérard, directeur artistique pour La Belle et la Bête, recréée ainsi l’univers merveilleux du conte et invente une époque fantasmée qui conjugue à la fois l’esthétique médiévale, gothique, baroque et classique. Les nombreux trucages et effets cinématographiques contribuent également à l’onirisme du conte : le cinéma devient magie. Aussi Cocteau pratique-t-il le cinéma à la manière d’un illusionniste en coupant par exemple les pellicules au bon endroit afin de faire d’un collier de perle une racine, use de fondus pour métamorphoser la Bête en Prince, ou trucages de mise en scène tel qu’en remplaçant le visage des cariatides par des figures vivantes ou encore en remplaçant les candélabres par des bras humains, candélabres qui renvoient aussi à une autre caractéristique de l’univers du conte chez Cocteau : les jeux d’ombres et de lumière. Ainsi la Belle est entourée d’une lumière diffuse, les ombres sont disproportionnées, et la Bête se trouve souvent dans l’ombre. Ce travail de clair-obscur, rapidement évoqué dans le dernier paragraphe de l’article, s’est fait quant à lui grâce au chef opérateur Henri Alekan, réputé pour être le « magicien de la lumière ». Nous reviendrons dans un prochain article de manière plus approfondie sur la lumière dans La Belle et la Bête, œuvre écrite à « l’encre de la lumière ».

Orphée: le pouvoir de la poésie (1)

    Le site « Kusanaki » se présente lui-même comme étant « entre le dvd et le Blu-ray, entre la 3D et le goût du 16 mm ; le cinéma de nos Auteurs et de leur politique ». En somme, ce site, présente le travail d’une dizaine d’auteurs autour de « dossiers cinéma », des études et analyses d’extrait de film, ou sur le travail d’un réalisateur, soit dans son intégralité, soit sur de ses films en particulier. Kusnaki propose des actualités récentes sur des films à l’affiche, mais s’intéresse aussi à un cinéma moins récent comme celui de Jean Cocteau.

Il s’agit d’un « dossier », contenant une somme d’information se voulant plutôt complète, avec des éléments d’analyse filmique sur l’œuvre de Jean Cocteau. Outre la partie intitulée « Orphée » à laquelle nous nous intéressons, ce dossier comporte une biographie de Jean Cocteau ainsi qu’une petite présentation et présentation de chaque film, accompagnée d’illustrations ou d’extraits vidéo.

Ici, l’article sur Orphée débute, dans la mise en page, par une image extraite du film : Marias Casares, qui joue le rôle de la Mort/du Destin, a un geste tendre envers le poète Orphée, incarné par Jean Marais. Le poète aime la mort et se fait aimer d’elle. Il s’agit là d’un point important du film Orphée, porté par ces deux personnages principaux emblématiques.

L’auteur de cet article présente le film comme faisant partie de ce que nous nommerons la « trilogie Orphée », comprenant Le Sang d’un poète (1930), Orphée (1950), et Le Testament d’Orphée (1960). Ces trois films comportent une dimension très personnelle où Jean Cocteau s’identifie au personnage du poète. Ces films composeraient, selon l’article, « une sorte d’autobiographie cinématographique », ce sur quoi nous pouvons émettre quelques réserves. Il est en effet très difficile de placer le cinéma, et même la production artistique entière de Jean Cocteau dans de quelconque catégorie. Le « cinéma de poésie » est, il faut l’admettre, un genre plutôt rare. Cocteau lui-même avait du mal à classer ses œuvres et voulait avant tout s’affranchir des catégories pour faire triompher sa subjectivité. On comprendra donc cette trilogie comme étant une sorte d’auto-fiction, ou une biographique au sens de films « autoréférentiels ».Orphée le poète

L’article présente Orphée comme un film plutôt accessible au grand public, tout comme la Belle et la Bête, et place Cocteau au « faîte de sa gloire ». Il est vrai que Orphée présente une intrigue de type policière, précise, dans un genre moins surréaliste que Le Sang d’un poète. Le film a également été nommé dans la catégorie du meilleur film, lors des BAFTA Awards de 1951. Cela se justifie en partie par le fait que Cocteau reprend le célèbre mythe d’Orphée, Orphée personnage éponyme qui incarne l’archétype du poète de la mythologie grecque. Le mythe d’Orphée ne se prête d’ailleurs pas à de grandes modifications, mais reste indémodable, « c’est le privilège des légendes d’êtres sans âge », comme le dit la voix de Cocteau au début du film.

Jean Cocteau renouvelle ce mythe, sans changer sa structure interne, tout en lui imposant de nombreuses modifications. Il y a en effet, toujours selon l’article, une « recontextualisation du mythe dans la fin des années 1940/début des années 1950 » l’irréel se retrouve donc « au beau milieu d’un monde réaliste et contemporain, ce qui le renforce ». Le film permet, selon Cocteau, de donner l’apparence de la réalité à l’irréel. Orphée est en effet très riche en effets spéciaux, « des décors renversés ou des inversions de pellicule » (comme pour la scène des gants, la levé du corps de Cégeste), des « miroirs liquides » qui sont en fait des plans de mercure etc…

« Un autre élément du récit que Jean Cocteau a modifié dans son œuvre est le rapportd’Orphée avec son épouse. Dans le mythe original, le poète, ne pouvant supporter la perte d’Eurydice, décide d’aller aux Enfers par amour et de la ramener parmi les vivants. Ici, si Orphée descend aux Enfers, ou plutôt passe à travers le miroir pour rejoindre « la zone », c’est autant pour revoir la princesse, symbole de la mort, dont il tombe amoureux que pour ramener sa femme ».

Orphée ne pouvant regarder Eurydice

Orphée ne pouvant regarder Eurydice

L’auteur de cet article n’est pas le premier à considérer que Orphée est plutôt épris de la Mort, soit la princesse, que d’Eurydice (Marie Déa). Une interprétation qui a tendance à oublier que la Mort est avant tout une personnification. Pourtant, l’article mentionne cette distinction à ne pas négliger, « cette princesse n’est pas exactement la mort » « la princesse n’est qu’une des figures de la mort parmi tant d’autres », elle incarne en effet la mort de chaque personne les unes après les autres et n’est qu’un exécutant. La Mort, ou « le Destin », choisit cependant d’outrepasser ses fonctions, comme le souligne une fois encore l’article, en tuant arbitrairement Cégeste et surtout Eurydice. Mais ceci ne suffit pas à en faire un être de chair et de sang que Orphée pourrait aimer de la même manière qu’il aime Eurydice.

Si Orphée néglige sa femme, c’est qu’il est absorbé par sa « condition de poète », sa descente aux Enfers symbolise cette expérience dangereuse qui donnera toute sa profondeur et sa seule réalité à son œuvre. De plus, Orphée est affecté par la mort d’Eurydice, si il ne le montre pas autant qu’il le devrait, c’est qu’il se croit encore dans son rêve, un rêve devenu cauchemar « c’est le rêve qui continu, le cauchemar, qu’on me réveille ! ». Il se rend compte à cet instant, qu’après avoir rêvé, écrit, chanté la mort dans sa poésie, il ne la connaissait pas vraiment. Heurtebise (François Périer), chauffeur et acolyte de la Mort lui demande alors ce qu’il souhaite, retrouver la Mort ou retrouver Eurydice. Sachant que l’une ne va pas sans l’autre, Orphée répond « les deux ». Heurtebise ajoute alors « et si possible trompez l’une avec l’autre ». Alors, Orphée a t-il trompé Eurydice ou a t-il trompé la Mort ?

Maria Casarès dans le rôle de la Mort

Maria Casarès dans le rôle de la Mort

Nous voilà face à une première interrogation que le site omet de soulever au travers d’un propos certes bien documenté (de nombreuses citations et extraits du Cinématographe), mais quelque peu simpliste et formel. Il manque également la mention de l’aspect poétique du film, du rôle central du poète ainsi que la projection du mythe sur « l’auto-mythographie » de Cocteau. Nous reviendrons dans un prochain article dans la catégorie « La trilogie Orphée » sur ces questions, à partir de d’autres ressources.